lundi 27 avril 2009

Petite bibliothèque "M" (2)



Guillaume Apollinaire
2 août 1915

Mon petit sifflet à deux trous,
La photo est merveilleuse, puisque tu veux mon appréciation juste et raisonnée. Elle montre 2 sœurs jumelles dont l’air est si ingénument insolentes (1) qu’elles méritent les sévices qui leur apprendront à garder plus de retenue. Il ne faut pas oublier d’autre part qu’au Louvre l’Odalisque d’Ingres fait pendant à l’Olympia de Manet et qu’ayant la 1re je voudrais bien avoir également la seconde. Tu m’écris juste assez de lettres pour me consoler un peu. Elles ne sont pas de trop, ni surtout trop longues. Je les trouve même trop obstinément courtes. J’attends aussi celles qui sont amusantes tout en témoignant d’une « ignorance totale ».
Mâtin ! Vous allez bien, un à la minute !! J’ai envoyé maintenant la bague. J’espère qu’elle te plaira. J’ai fait de mon mieux et j’ai eu bien du mal aussi à graver l’inscription qui est à l’intérieur.
Toutou me délaisse aussi, d’ailleurs je crois bien qu’il est en retard sur moi de 2 lettres.
Tes lettres sont gentilles, mais comme toujours, il n’y a aucun détail. Tu m’écris au galop. M’écrire est pour toi une corvée !
Pour moi, mon chéri, je t’adore infiniment, tu es la plus gracieuse divinité du monde, tu es la divinité même qui s’est faite femme. J’adore tes yeux las, ton corps souple et admirablement fait. Je t’aime infiniment ma petite divinité chérie. Je me demande quand j’aurai l’occasion de te revoir, mais en attendant, je suis bien content que tu sois heureuse dans les bras de Toutou. Amuse-toi bien. Toutes recommandations oiseuses, au demeurant, puisque tu me l’as écrit, un coup à la minute. Vous devez régler toutes les pendules de la région.
Je ne m’embête pas trop malgré la monotonie extravagante de cette région déshéritée qui a malgré tout son charme discret. Le même charme qu’a une jolie femme mariée en voyage pr aller tromper son mari.
ODE
Lou Toutou soyez remerciés
Puisque par votre amour je ne suis pas seul
Et je nais de chacune de vos étreintes
Pensée vivante qui jaillit de vous
Lou Toutou je suis votre petit enfant
Je tiens à vous, à Lou par le lien ombilical
Jeté sur la terre de France des Vosges à la mer
Ainsi sommes nous unis par la chair des tranchées
Nous sommes unis par la vie et par la mort
Bénie soit aussi cette guerre qui m’unit à votre douceur
Avant on ne parlait que de paix
Et l’amour s’en allait peu à peu de nos cœurs et de la terre
Aujourd’hui, c’est l’Amour éperdu où s’accolent
Tous les grands peuples
L’Amour cette guerre
La vraie guerre
Tant de choses nous séparaient
C’était la paix la vilaine paix
Mais nous avons senti tout à coup
Qu’il fallait nous rapprocher nous unir
Pour nous aimer, ô noble guerre
Ô noble, ô noble amour
Amour sacré qui flamboie et fume
Sur les hypogées tandis que râlent les projectiles
Nous ne combattons point pour conserver la vie
Nous menons l’Amour en grande pompe
Vers la mort
Vers le seuil suprême
Où veille la guerrière mort
Ainsi Toutou nous défendons Lou
C’est la grâce, c'est-à-dire ce qu’il y a de plus rare
Dans l’idée de Beauté
Rien n’est plus noble que ce combat
Esthétique et sublime
Toutou Lou écoutez-moi
Aimez-moi
Gui.
Lettres à Lou, pp. 475-77, ed. Gallimard (Blogger n'accepte pas la versification d'origine)
(1) sic.
[Mireille Sorgue avait fait venir de la Bibliothèque Nationale sur microfilms les Lettres à Lou d’Apollinaire avec l’idée de préparer un DES avec Michel Décaudin alors en poste à l’université de Toulouse. Elle a appris la mort de Louise Coligny-Châtillon survenue le 7 mars 1963]

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