24
décembre 1930
Je savais que je
recevrais une lettre de vous aujourd’hui, comme je sais que j’en recevrai une
autre dans huit jours avec vos vœux de bonne année. J’ai fait une boule de
cette lettre et l’ai mise dans la corbeille. J’éprouvai un grand soulagement.
Pourtant, je ne
puis rien dire contre elle : je devrais vous écrire, vous remercier et
affirmer mon amitié en réponse à la vôtre : je ne peux pas. Votre lettre
est très belle ; mon attitude paraîtra mesquine peut-être… mais aucune
lettre ne pouvait me blesser davantage, aucune me faire réagir plus violemment
pour m’éloigner de vous.
Je ne vous écris
pas, parce que je veux vous oublier. Chaque enveloppe revêtue de votre écriture
serait, pour moi, une souffrance ; chaque phrase que je devrais vous
écrire, une lutte ; je ne pourrais plus vous dire que des choses convenues
et mon amour aurait mal au rappel du passé ; je chercherais à connaître
votre vie et j’aurais de la peine : je ne veux pas.
Je ne vous écris
pas, parce que le déroulement que vous avez donné aux événements m’a froissée.
Ce n’est pas votre mariage qui me paraît une injure. Je pensais que j’étais
pour vous une amie plus intime qu’un homme, qu’une maîtresse, qu’une femme. Il
me semblait que notre affection était assez rare pour qu’elle pût comporter un
aveu complet et progressif de l’évolution d’un autre amour dans votre âme. Or
vous avez agi comme tout le monde. Vous avez cherché mes défauts et n’avez plus
parlé que d’eux ; aviez-vous besoin de vous assurer que vous aviez raison
de ne plus m’aimer ? Et vous avez décidé votre mariage, et vous me l’avez
appris ; alors pour me dire cette nouvelle, vous avez oublié mes défauts
pour vous souvenir de mes qualités, afin de me prier de continuer à vous aimer.
Mais moi, vous savez bien, pour me l’avoir tant de fois répété au long des
derniers mois écoulés, que je suis par nature, depuis toujours, foncièrement
égoïste et que j’ai mauvais caractère : point n’est besoin que je me
montre autre à vos yeux. Pour moi, uniquement pour moi, il vaut mieux que je
casse net nos relations : vous ne pouvez plus rien m’apporter de ce que je
désire en ce moment.
Et votre lettre
de ce matin était tout à fait celle qu’il me fallait recevoir. J’avais tendance
à oublier le mal que je sentais ; je voulais le « tourner » ;
mon amour imaginait des subterfuges pour se leurrer et se contenter, en fermant
volontairement les yeux, de liens d’affection qui traînent après tout amour
brisé. On attend encore une lettre ; on espère dans une visite retrouver
une illusion d’autrefois ; le cœur bat quand la porte s’ouvre ; la
poignée de main produit l’émotion du baiser ancien ; on conserve
soigneusement une rose apportée ; un compliment banal paraît un regret.
Puis l’enchantement s’en va, et l’on sait très bien que tout cela est faux. Ce
sont des lianes souples qui s’agrippent, retiennent dans un passé évanoui et
laissent sans force pour agir et vivre.
Si je ne vous
aimais pas, je pourrais vous revoir ; quand je ne vous aimerai plus, je
vous reverrai peut-être ; en ce moment je ne veux pas.
Je ne veux pas
vos mots d’amour qui n’en sont plus. Je ne veux pas être bercée ce soir par
votre voix câline parce que vous m’avez fait mal. Si on veut retenir un chat
qu’on a blessé, il griffe et se sauve ; n’essayez pas de me retenir.
(Texte extrait de Commentaire
de Marcelle Sauvageot réédité en 2004 par les Editions Phébus sous le titre
Laissez-moi).