mardi 11 décembre 2012


Lettre à Madame de Sade

Madame
          
Il serait inconvenant et gigantesque de ma part de vouloir annoncer l’estime trouble où je vous tiens d’avoir été l’épouse ineffaçable de Monsieur de Sade, d’avoir admis, facilité , compris et adoré son déchaînement alors même qu’on voulait l’enchaîner, et le gré que je vous sais d’avoir agi en épouse fidèle au-delà de ce qu’exige le possible. Représentez néanmoins à ceux de votre famille et de votre entourage qui vous moquent – et sans doute vous craignent – qu’aujourd’hui nombre d’esprits libres, grâce à Donatien, reconnaissent en vous la pureté renversante d’un miroir et, plus encore, d’une révélation. Si l’on voulait nous persuader votre mari cruel et dépravé, il ne fallait pas qu’il vous écrivît de Bastille ces billets lucides et brûlants que l’on nous fait tenir par des revues, des thèses, des études, où son estime se dévoile par l’appui qu’il escompte de votre constance, de votre mérite et sans faute de votre beauté, beauté dont nous ne doutons plus qu’il fit le repère de son existence et la frange de sa folie. Quel écrivain ne souhaiterait cette présence silencieuse qui permet de tout dire dès l’instant qu’il a l’égoïsme de n’agir, ailleurs, qu’au travers d’elle ?
         Alors qu’il n’était en commerce avec vous que par la police, vous disiez le bonheur d’être seule dans un logis déserté toutes les nuits par votre mari ; le bonheur de vous le représenter en train de tenir un tison au-dessus d’une femme nue et liée, dans une chambre inconnue mais bien chauffée alors qu’entre vos draps, par une nuit d‘hiver au château de La Coste, vous trembliez de froid (ce qui lui advint dans ses cachots) ; le bonheur de savoir que des scandales toujours plus nombreux et toujours plus sanglants s’étendaient partout comme des traînes (ou traînées) écarlates de robes de couronnement ; le bonheur de l’épouse du châtelain qui marche sous les gouttières des toîts dans les ruelles du village ; le bonheur d’être pauvre et le bonheur d’avoir honte…
         C’est en tout cas ce que nous fait connaître Monsieur Mishima qui doit la connaissance qu’il a de vous à la connaissance qu’il a de l’absolu, intimité où sont experts les écrivains du Soleil Levant et qui devait se donner si horriblement la mort quelques mois après nous avoir laissé une pièce, laquelle porte, Madame, votre nom. Il alla jusqu’à nous faire bien résoudre à vanter en vous une fidélité certes aussi monstrueuse que les vices étendus de Donatien mais dont vous, Andrée, vous expliquiez ainsi devant Madame de Montreuil votre mère : « Si la faute de mon mari a passé les limites, il faudra bien que ma fidélité les passe également »… Ou encore : « La fidélité de la femme participe directement de l’essence du mari, un peu de la même façon qu’un bateau vermoulu est condamné à partager l’essence de la mer avec les vers qui le rongent ». J’imagine l’escalier de fierté qui vous restait à gravir lorsqu’un chien de misérable extraction venait par devant vous dégobiller (le mot est du marquis, vous le savez) sa commission infâme avec le fausset de l’insolence et le bégaiement de l’imbécillité. J’imagine la neige immaculée de la persévérance sur le repaire où vous acculaient l’impudence immonde des jean-foutre et l’hypocrisie scélérate de vos proches. Ah ça ! Madame que vous avez su être la compagne esseulée de Monsieur de Sade. Jusqu’à l’abandonner, sublime, lorsqu’enfin il fut libre, obèse, humble mais capable de vous sauver, vous et les vôtres par les appuis qu’il s’était fait dans la Révolution. Non pas avec ses fouets et ses pastilles mais avec ses chaînes et son esprit. Donation c’est moi, dites-vous alors et vous vous êtes obligée d’entrer en religion. Si le marquis était un sacré raisonneur, vous vous deviez de garder la logique étrange de votre féminité et de votre sentiment.
         Mais il y a plus. Et vous me permettrez d’égaler votre seul vice à ceux, multiples et éblouissants, de votre mari. Je veux parler de ce vertige qui vous prit à l’heure où, vous croyant au bout de vos peines, ou de vos bonheurs, vous vous aperçûtes que ce que vous aviez pensé surmonter en le vivant, le marquis l’écrivait. A le lire, vous avez compris, car l’entendement vous manque moins que le bois de chauffe, que ce n’était pas Donatien que vous étiez mais bien Justine. Que Donatien n’était qu’une apparence et que le marquis était le fœtus sanglant de Dieu, tel que le voyait la comtesse de Saint-Fond, dont il prit l’âme. Que Donatien était un seuil entre vous-même et l’impossible. L’inhumanité de l’écriture vous est apparue. Donatien, en prison, se plaisait à clore le monde de grilles et à en garder seul les clefs. Votre vice semblable à celui de vivre le futur comme une chose ancienne a alors été de manquer de force dans cet escalier dérobé qui montait, pensiez-vous, au ciel. Et vous entrâtes au couvent.
         Quoique je n’aie, Madame, aucune peine à vous imaginer  – deux siècles en cette sorte de matière ne me sont rien  – je dois à Monsieur Mishima, aux six femmes qu’il fait parler, un grand apaisement. Celui de savoir que le marquis a connu par la femme (fût-ce votre sœur) et pour une fois l’enchantement d’être un homme. Je crois que Monsieur de Mandiargues exprima le même soulagement, lui qui adapta en notre langue cette fine pièce japonaise. Elle aurait plu à votre philosophe-fouettard de mari qui se piquait d’être un grand auteur dramatique. Il ne nous reste qu’à espérer qu’un tel dévouement nous soit un jour accordé. La générosité que vous indiquez aux femmes voudra bien décider  cette question. Je ne vous promets pas qu’elles en souffriront moins car je ne sais pas signer un mensonge.
         Je reste très (mot indéchiffrable), Madame, votre humble et dévoué (dévoyé) adorateur.
A.G
(Lettre écrite par une nuit de neige dans une année lointaine).