vendredi 29 mai 2009

Petite bibliothèque "M" (7)

Yvan Tourgueniev

« J’avais une prédilection particulière pour les ruines de l’orangerie, ayant pris l’habitude d’escalader son mur abrupt et d’y rester assis, à califourchon, tellement malheureux, triste et oublié que je prenais pitié de moi-même : douce griserie de l’isolement mélancolique !
Un jour que je me trouvais là, les yeux perdus au loin, à écouter le carillon du monastère, je perçus tout à coup un frôlement mystérieux : ce n’était pas le vent ni un frémissement, mais une sorte de souffle et plus exactement la sensation d’une présence… Je baissai les yeux.
Zinaïda longeait le sentier d’un pas pressé ; elle portait une robe légère, de couleur grise, et une ombrelle de la même teinte sur l’épaule. Elle m’aperçut, s’arrêta, releva le bord de sa capeline et me regarda avec des yeux de velours.
« Que faites-vous si haut ? me demanda-t-elle avec un étrange sourire… Eh bien, qu’attendez-vous ?... Au lieu de passer votre temps à me persuader que vous m’aimez, sautez donc par ici, si cela est vrai. »
A peine avait-elle fini de parler, que je me précipitais en bas, comme si un bras m’avait violemment poussé dans le dos. Le mur devait être haut de près de cinq mètres. J’atterris sur mes pieds, mais le choc fut si vigoureux que je ne réussis pas à rester debout ; je tombai et restai évanoui quelques instants. En revenant à moi, et sans ouvrir les yeux, je sentis que Zinaïda était toujours là, tout prés de moi… « Cher petit, disait-elle avec une tendresse inquiète, cher petit, comment as-tu pu faire cela, comment as-tu pu m’écouter ? Je t’aime… Relève-toi… »
Sa poitrine se soulevait tout contre ma tête, ses mains frôlaient ma joue… et soudain – Seigneur, quel délice ! – ses lèvres douces et fraîches couvrirent mon visage de baisers… effleurèrent mes lèvres… A ce moment-là, bien que je me gardasse soigneusement de rouvrir les yeux, elle dut se douter que j’étais revenu à moi et se redressa rapidement :
« Eh bien, relevez-vous, espèce de grand fou… Qu’est-ce que vous faites là, dans la poussière ? »
J’obtempérai.
« Donnez-moi mon ombrelle… voyez où je l’ai jetée… et ne me regardez pas ainsi… En voilà de sottes idées !... Vous êtes-vous fait mal ?... Vous vous êtes piqué dans les orties ?... Je vous dis de ne pas me regarder ainsi… Il ne veut rien comprendre, rien répondre, ajouta-t-elle comme si elle se parlait à elle-même. Rentrez chez vous, m’sieur Voldémar, brossez-vous et ne me suivez pas, sinon je vais me fâcher et jamais plus je ne… »
Elle n’acheva pas son propos et s’éloigna rapidement ; je m’assis sur le bord du sentier… mes jambes ne voulaient plus me porter. Les orties m’avaient piqué les mains, j’avais mal dans le dos, la tête chancelante, mais, avec tout cela, j’éprouvais un sentiment de béatitude que je n’ai plus jamais retrouvé de ma vie. Il se manifestait par une torpeur douce et douloureuse circulant dans mes veines, et finit par se donner libre cours, sous forme de gambades et de cris enthousiastes…
Vraiment, j’étais encore un enfant ! »

Premier Amour (traduction R.Hoffmann).

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