vendredi 22 mai 2009

Petite bibliothèque "M" (6)

Giacomo Leopardi

« Quand je dis que je me blâmerais de toute tentative pour raviver ou faire renaître cette passion dans mon cœur, ce n’est pas là l’effet de quelque sentiment de honte : s’il a jamais existé une affection réellement pure et platonique, montrant la plus extrême aversion pour toute ombre de souillure, ce fut bien la mienne, ce l’est encore, et c’est par sa nature même, non par quelque précaution de ma part, qu’elle s’afflige et se replie sur elle-même avec horreur au premier soupçon d’impureté. Si je m’interdis de ranimer ma passion, c’est qu’elle est trop funeste pour moi. En effet, si une légère brume d’affectueuse mélancolie, comme celle que j’ai connue ces derniers jours, n’est pas dénuée de charme, et peut même nous plaire sans trop nous troubler, je n’en saurais dire autant de cette anxiété, de ces désirs, de cette insatisfaction, de cette folie, de cette angoisse que commande le fort de la passion et qui font de nous les êtres les plus misérables et tourmentés qui soient au monde. J’ai eu un avant-goût de cette misère le premier soir et les deux premiers jours de ma maladie, au cours desquels, comme j’en puis juger à présent, j’ai en vérité profondément ressenti l’amour. Ce que furent les symptômes, les particularités, en un mot le caractère de ce premier amour, ces pages écrites dans la plus grande ardeur de ma passion le révèlent. Je pourrais y ajouter le désir manifeste de trouver quelque charme à ma personne. Mais le premier jour, loin de ressentir ce désir, je fuyais plutôt tout ce qui pouvait évoquer ou me représenter ma propre image, éprouvant pour elle la même aversion que pour les autres visages. Du reste, je suis si peu enclin à rougir de ma passion que, dès l’instant où je l’ai conçue, je m’en suis toujours félicité, tout à la joie de ressentir une de ces affections sans lesquelles on ignore la grandeur, de me savoir accessible à d’autres souffrances qu’à celles du corps et de m’être prouvé clairement la tendresse et la sensibilité immodérées de mon cœur ».

Journal du premier amour (traduction Joël Gayraud).
Proposé par Jean-Marc Picquier

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