jeudi 26 mars 2009

La Fin'amors

Tous les écrits de Mireille Sorgue font entendre les échos de son attirance pour la parole des troubadours occitans (les hommes mais aussi les trobairitz féminines) et son affinité avec l’absolue singularité de cette lyrique courtoise. Quand elle se dit heureuse à douleur, quand elle parle de peine doucement dure, et encore de ce bonheur de vivre si poignant qu’il m’est douleur, on écoute Peire Rogier (le mal que j’ai de la peine à supporter me rend doublement heureux), Rigaut de Barbezieux (la joie m’est souffrance et le plaisir douleur) ou les battements du cœur désordonné d’Azalaïs de Porcairagues. Elle n’a pas pris leurs mots, les leurs et les siens se rencontrèrent. Leur asservissement à l’amour (ou je ne sais quelle autre disposition) la conduisit à suivre les cours de René Nelli à la faculté des lettres de Toulouse. Il avait publié cette année-là L’Erotique des troubadours (Privat, 1963). Qu’était la fin’amors, en quoi pouvait-elle captiver Mireille, et comment cet amour, inventé il y a près de mille ans, reste-t-il accroché, de génération en génération, dans les poitrines ?

L’amour était considéré par les anciens comme une faiblesse, une sorte de folie. Ainsi René Nelli débutait une première étude de l’amour provençal dans un numéro spécial des Cahiers du Sud, édité en 1943 à la veille de l’invasion par les troupes allemandes : Le Génie d’oc et l’homme méditerranéen (il fallait oser ce titre cette année-là). Pourquoi l'amour est-il soudain devenu si important pour toute une société ? Et que veut dire fin’amors ? Nelli le traduit : amour fin, pur, vrai. Il s’oppose à la fausseté. Fin ne signifie pas la finesse, comme pour le sel ou la pluie, mais l’achèvement (latin finis, l’extrémité), la perfection comme dans l’or fin ou la perle fine. Fin marque la purification du désir sexuel, qui n’est pas la continence malgré ce que beaucoup ont dit. En vérité, dit Nelli, ils veulent idéaliser l’amour avant de le « faire » et peut-être pour pouvoir le faire sans le trahir. Dans sa monographie sur Raimon de Miraval, Du jeu subtil à l’amour fou (Verdier, 1979) il prend chez celui qui fut le plus grand Connaisseur du sentiment l’idée que l’Acte fonde le pur amour au lieu de le détruire. Les dames étaient toutes disposées à admettre que l’acte charnel est bien le commencement de l’amour de cœur et que l’acte sans amour est aussi absurde que l’amour sans acte. Elles accordaient (avec risque) le jazer. Il ne nous reste qu’un mot de cette famille : sous-jacent (couché dessous).

Pour autant, l’accomplissement du désir était retardé le plus longtemps possible afin de le transformer en Joi. C’est le mot central de l’amour provençal. Il dépasse la jouissance, c’est un mot-mystère (Jacques Roubaud), c’est presque une chose, un bien. Le premier troubadour, Guillaume IX, l’inventeur de tout (il avait séjourné chez les poètes arabo-andalous), parle d’une substance mystérieuse inhérente à la féminité. Glynnis M.Cropp, dans une thèse de cinq cents pages sur le vocabulaire courtois, ne vient pas à bout de sa signification. On perd souvent pied dans le langage, heureusement : il ne rattrape pas tout. Mireille écrivait : j’éprouve les limites du langage et mes propres limites aussi. Miraval, dans une même strophe dit qu’il est rempli de joy et que le joy se fait attendre. Le joy ne doit pas fondre en jouissance. Pour atteindre sa plénitude, le joy doit aussi contenir toute la tristesse qui l’a précédé, le suivra et aussi bien l’accompagne. Le joy exige la totalité de l’être. Mireille : cet amour est terrible qui me requiert toute.

Car un gouffre borde cet amour, toujours ouvert. Bona domna, tot m’es niens, tout n’est que néant si je n’obtiens pas la possession…(Miraval). Farai un vers de dreit nien, Je ferai un poème de pur néant (Guillaume IX). La confrontation de l’amour et du néant porte à aimer une dame que l’on n’a jamais vue (l’amor de lonh) ou dont on ne sait pas qui elle est (no sai qui s’es). Elle va aussi frôler la mort. Eu mor per s’amor, je meurs pour son amour (Bernat de Ventadour)…mi datz/La mort, elle me donne la mort (Raimbaut d’Orange). Cet amour était contemporain du catharisme, le monde avait été créé par un dieu mauvais, toute matière était fin néant.

Fin’amors est un jeu extrêmement dangereux. Le plus haut acte d’amour est de le refuser, de part et d’autre. La vicomtesse de Penne devint cathare pour un chagrin d’amour. L’amour était incompatible avec le mariage, et donc avec la descendance. Un Cathare ne voulait surtout pas renaître. Toutes les femmes chantées par les troubadours étaient initiées au catharisme. Mais la fin’amors restait, à la surface, un jeu, un exercice de style. Quand Marcabru demande : Rappelle-lui que je mourrai si je ne sais comment elle se couche, nue ou vêtue, il est à la fois plus sérieux et moins sérieux qu’il ne le dit. Dans cette société, la femme (c’est une femme qui le dit, Meg Bogin, Les femmes troubadours), si elle est le chemin du ciel est d’abord en ce monde le « passage secret » vers la possession d’un rang social. Et plus haut la femme portait le joy plus elle s’élevait et élevait celui qui le lui donnait à garder. La dame, l’amant et l’amour étaient trois. L’amour exigeait les plus grands soins. Il ne devait jamais tomber à terre. L’homme qui avait réussi à obtenir l’or pur, disait Nelli, c'est-à-dire avoir une fois dans la vie touché au bond le pur sentiment d’amour, celui-là croyait avoir tout gagné.

A.G.

1 commentaire:

  1. Quelle joie, Monsieur Garric, de lire un si beau texte, si beau dans sa forme, que je me surprends à le lire à voix haute. Mais surtout, il éclaire si bien un aspect de l’œuvre ! J’en ai grand besoin, aussi, car je suis du Nord, et comment pourrais-je, sans aide, comprendre, du Midi, l’âme, la lumière, les racines,… ? Mais il me faudra du temps, beaucoup de temps. Assorti de plaisir ! Merci encore ! J-P C.

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