Lettre à Madame de Sade
Madame
Il
serait inconvenant et gigantesque de ma part de vouloir annoncer l’estime
trouble où je vous tiens d’avoir été l’épouse ineffaçable de Monsieur de Sade,
d’avoir admis, facilité , compris et adoré son déchaînement alors même
qu’on voulait l’enchaîner, et le gré que je vous sais d’avoir agi en épouse
fidèle au-delà de ce qu’exige le possible. Représentez néanmoins à ceux de
votre famille et de votre entourage qui vous moquent – et sans doute vous
craignent – qu’aujourd’hui nombre d’esprits libres, grâce à Donatien,
reconnaissent en vous la pureté renversante d’un miroir et, plus encore, d’une
révélation. Si l’on voulait nous persuader votre mari cruel et dépravé, il ne
fallait pas qu’il vous écrivît de Bastille ces billets lucides et brûlants que
l’on nous fait tenir par des revues, des thèses, des études, où son estime se
dévoile par l’appui qu’il escompte de votre constance, de votre mérite et sans
faute de votre beauté, beauté dont nous ne doutons plus qu’il fit le repère de
son existence et la frange de sa folie. Quel écrivain ne souhaiterait cette
présence silencieuse qui permet de tout dire dès l’instant qu’il a l’égoïsme de
n’agir, ailleurs, qu’au travers d’elle ?
Alors qu’il n’était en commerce avec
vous que par la police, vous disiez le bonheur d’être seule dans un logis
déserté toutes les nuits par votre mari ; le bonheur de vous le
représenter en train de tenir un tison au-dessus d’une femme nue et liée, dans
une chambre inconnue mais bien chauffée alors qu’entre vos draps, par une nuit
d‘hiver au château de La Coste, vous trembliez de froid (ce qui lui advint dans
ses cachots) ; le bonheur de savoir que des scandales toujours plus
nombreux et toujours plus sanglants s’étendaient partout comme des traînes (ou
traînées) écarlates de robes de couronnement ; le bonheur de l’épouse du
châtelain qui marche sous les gouttières des toîts dans les ruelles du
village ; le bonheur d’être pauvre et le bonheur d’avoir honte…
C’est en tout cas ce que nous fait
connaître Monsieur Mishima qui doit la connaissance qu’il a de vous à la
connaissance qu’il a de l’absolu, intimité où sont experts les écrivains du
Soleil Levant et qui devait se donner si horriblement la mort quelques mois
après nous avoir laissé une pièce, laquelle porte, Madame, votre nom. Il alla
jusqu’à nous faire bien résoudre à vanter en vous une fidélité certes aussi
monstrueuse que les vices étendus de Donatien mais dont vous, Andrée, vous
expliquiez ainsi devant Madame de Montreuil votre mère : « Si la
faute de mon mari a passé les limites, il faudra bien que ma fidélité les passe
également »… Ou encore : « La fidélité de la femme
participe directement de l’essence du mari, un peu de la même façon qu’un
bateau vermoulu est condamné à partager l’essence de la mer avec les vers qui
le rongent ». J’imagine l’escalier de fierté qui vous restait à gravir
lorsqu’un chien de misérable extraction venait par devant vous dégobiller (le
mot est du marquis, vous le savez) sa commission infâme avec le fausset de
l’insolence et le bégaiement de l’imbécillité. J’imagine la neige immaculée de
la persévérance sur le repaire où vous acculaient l’impudence immonde des
jean-foutre et l’hypocrisie scélérate de vos proches. Ah ça ! Madame que
vous avez su être la compagne esseulée de Monsieur de Sade. Jusqu’à
l’abandonner, sublime, lorsqu’enfin il fut libre, obèse, humble mais capable de
vous sauver, vous et les vôtres par les appuis qu’il s’était fait dans la Révolution.
Non pas avec ses fouets et ses pastilles mais avec ses chaînes et son esprit.
Donation c’est moi, dites-vous alors et vous vous êtes obligée d’entrer en
religion. Si le marquis était un sacré raisonneur, vous vous deviez de garder
la logique étrange de votre féminité et de votre sentiment.
Mais il y a plus. Et vous me permettrez
d’égaler votre seul vice à ceux, multiples et éblouissants, de votre mari. Je
veux parler de ce vertige qui vous prit à l’heure où, vous croyant au bout de
vos peines, ou de vos bonheurs, vous vous aperçûtes que ce que vous aviez pensé
surmonter en le vivant, le marquis l’écrivait. A le lire, vous avez compris, car l’entendement vous manque moins que
le bois de chauffe, que ce n’était pas Donatien que vous étiez mais bien
Justine. Que Donatien n’était qu’une apparence et que le marquis était le fœtus
sanglant de Dieu, tel que le voyait la comtesse de Saint-Fond, dont il prit
l’âme. Que Donatien était un seuil entre vous-même et l’impossible.
L’inhumanité de l’écriture vous est apparue. Donatien, en prison, se plaisait à
clore le monde de grilles et à en garder seul les clefs. Votre vice semblable à
celui de vivre le futur comme une chose ancienne a alors été de manquer de
force dans cet escalier dérobé qui montait, pensiez-vous, au ciel. Et vous
entrâtes au couvent.
Quoique je n’aie, Madame, aucune peine
à vous imaginer – deux siècles en cette
sorte de matière ne me sont rien – je
dois à Monsieur Mishima, aux six femmes qu’il fait parler, un grand apaisement.
Celui de savoir que le marquis a connu par la femme (fût-ce votre sœur) et pour
une fois l’enchantement d’être un homme. Je crois que Monsieur de Mandiargues
exprima le même soulagement, lui qui adapta en notre langue cette fine pièce
japonaise. Elle aurait plu à votre philosophe-fouettard de mari qui se piquait
d’être un grand auteur dramatique. Il ne nous reste qu’à espérer qu’un tel
dévouement nous soit un jour accordé. La générosité que vous indiquez aux
femmes voudra bien décider cette
question. Je ne vous promets pas qu’elles en souffriront moins car je ne sais
pas signer un mensonge.
Je reste très (mot indéchiffrable),
Madame, votre humble et dévoué (dévoyé) adorateur.
A.G
(Lettre
écrite par une nuit de neige dans une année lointaine).
Sade « vu à travers le regard de Mishima » échappe à toute appréhension univoque ou anecdotique de ce personnage qui hante notre imaginaire collectif.
RépondreSupprimerSade vu à travers le regard des femmes nous confronte à notre propre vertige et à la liberté insolente de cet homme qui affirmait : « Ce n’est pas ma façon de penser qui a fait mon malheur, c’est celle des autres ».