samedi 30 juin 2012

Je ne veux pas vos mots d'amour qui n'en sont plus



24 décembre 1930
    Je savais que je recevrais une lettre de vous aujourd’hui, comme je sais que j’en recevrai une autre dans huit jours avec vos vœux de bonne année. J’ai fait une boule de cette lettre et l’ai mise dans la corbeille. J’éprouvai un grand soulagement.
    Pourtant, je ne puis rien dire contre elle : je devrais vous écrire, vous remercier et affirmer mon amitié en réponse à la vôtre : je ne peux pas. Votre lettre est très belle ; mon attitude paraîtra mesquine peut-être… mais aucune lettre ne pouvait me blesser davantage, aucune me faire réagir plus violemment pour m’éloigner de vous.
    Je ne vous écris pas, parce que je veux vous oublier. Chaque enveloppe revêtue de votre écriture serait, pour moi, une souffrance ; chaque phrase que je devrais vous écrire, une lutte ; je ne pourrais plus vous dire que des choses convenues et mon amour aurait mal au rappel du passé ; je chercherais à connaître votre vie et j’aurais de la peine : je ne veux pas.
    Je ne vous écris pas, parce que le déroulement que vous avez donné aux événements m’a froissée. Ce n’est pas votre mariage qui me paraît une injure. Je pensais que j’étais pour vous une amie plus intime qu’un homme, qu’une maîtresse, qu’une femme. Il me semblait que notre affection était assez rare pour qu’elle pût comporter un aveu complet et progressif de l’évolution d’un autre amour dans votre âme. Or vous avez agi comme tout le monde. Vous avez cherché mes défauts et n’avez plus parlé que d’eux ; aviez-vous besoin de vous assurer que vous aviez raison de ne plus m’aimer ? Et vous avez décidé votre mariage, et vous me l’avez appris ; alors pour me dire cette nouvelle, vous avez oublié mes défauts pour vous souvenir de mes qualités, afin de me prier de continuer à vous aimer. Mais moi, vous savez bien, pour me l’avoir tant de fois répété au long des derniers mois écoulés, que je suis par nature, depuis toujours, foncièrement égoïste et que j’ai mauvais caractère : point n’est besoin que je me montre autre à vos yeux. Pour moi, uniquement pour moi, il vaut mieux que je casse net nos relations : vous ne pouvez plus rien m’apporter de ce que je désire en ce moment.
    Et votre lettre de ce matin était tout à fait celle qu’il me fallait recevoir. J’avais tendance à oublier le mal que je sentais ; je voulais le « tourner » ; mon amour imaginait des subterfuges pour se leurrer et se contenter, en fermant volontairement les yeux, de liens d’affection qui traînent après tout amour brisé. On attend encore une lettre ; on espère dans une visite retrouver une illusion d’autrefois ; le cœur bat quand la porte s’ouvre ; la poignée de main produit l’émotion du baiser ancien ; on conserve soigneusement une rose apportée ; un compliment banal paraît un regret. Puis l’enchantement s’en va, et l’on sait très bien que tout cela est faux. Ce sont des lianes souples qui s’agrippent, retiennent dans un passé évanoui et laissent sans force pour agir et vivre.
    Si je ne vous aimais pas, je pourrais vous revoir ; quand je ne vous aimerai plus, je vous reverrai peut-être ; en ce moment je ne veux pas.
    Je ne veux pas vos mots d’amour qui n’en sont plus. Je ne veux pas être bercée ce soir par votre voix câline parce que vous m’avez fait mal. Si on veut retenir un chat qu’on a blessé, il griffe et se sauve ; n’essayez pas de me retenir.
(Texte extrait de Commentaire de Marcelle Sauvageot réédité en 2004 par les Editions Phébus sous le titre Laissez-moi).

jeudi 28 juin 2012

Toute la différence entre Albertine Sarrazin et moi est qu’elle est morte


 Mireille Sorgue a écrit cette phrase glaçante, qui lui accorde seulement de vivre, en août 1967, quelques jours avant son suicide. Albertine Sarrazin était morte depuis un mois. Mireille possédait deux écritures. Une écriture réglée, disciplinée, sage, une écriture de dissertation et de correspondance, aux jolies lettres, aussi répétitives que des pâquerettes, bellis perennis,  une écriture venue des maîtres (sa mère puis son père, instituteurs et directeurs d’école). Et une écriture libre, soumise au vent de ses pensées et de ses sentiments, qui pouvait se dérouler dans la page comme une fougère ou s’envoler avec un cri, comme un oiseau. La graphie de cette phrase, je n’ai pas le droit de la reproduire. Mireille a tracé sa phrase en lettres fines puis a repassé sur elle d’un trait plus ferme et plus déterminé, pensive pensante, comme disaient les troubadours. Sans autre commentaire ici, on a un accès vertigineux à l’enfermement dans lequel elle s’était mise et qui n’eut pour elle qu’une issue. Il en sera parlé ailleurs. Comme de la prison qui détient ses textes inédits.

mercredi 13 juin 2012




Petite bibliothèque "M" (13)


Albertine Sarrazin


A Julien Sarrazin


   Zi-Lou-Lien mon père et ma mère mon amour ma vie toute, il est 6 H et après une nuit en grande partie blanche je suis là, à chialer comme je n'ai peut-être plus fait depuis la plage de Calais, c'est rien, t'en fais pas, c'est peut-être l'alcool absorbé hier - par voie externe - à pleines compresses, ces voitures stridentes menant ici jusqu'à ma cretonne l'idée de mort et de gâchis, peut-être simplement, comme au seuil des grands instants, l'instant d'immanence de la vérité, je sais pas, j'avais des mots tout à l'heure en foule dans le coeur, pressés comme les larmes qui merde me dégoulinent sur la liquette locale, une vraie combinaison de nonette - et puis ne m'en reviennnent que ces trois JE T'AIME, Julien, Julien, sois là, ne me quitte pas, jamais, j'ai besoin de toi pour revivre, je voudrais seulement que ces quelques heures où je m'absente un peu de toi nous soudent à jamais, tous deux bien serrés comme dans les nuits récentes, et même si devaient revenir les nuits à moitié morts, à moitié tronqués de Nous, soudent le cercle de l'osselet, nous y rivant toi et moi pour l'éternité des éternités.

  Pardon, Zi, pour tout ce qui dans cette décennie m'a empêchée d'être la Sarrazine, pour mes maussaderies, mes maux, mes ivresses, mes caprices, mes distractions, mes rognes, je ne sais pas encore aimer aussi bien que toi, tu es moi et je m'aime; mais j'oublie, parfois, que je suis toi et le "tu" appelle les mots injustes, cruels, les évidences où, si tu n'as pas raison, tu n'y es pour rien; je sais, Zi, ton amour si pur et si immense que le mien s'étrangle parfois de honte. Je reviendrai tout à l'heure, certainement - comme disait le gars hier, c'est de la géométrie, c'est aussi de la mathématique générale, je reviendrai - Mais, flirter avec la mort étant quand même de plus en plus risqué pour moi, je veux te dire que ce ne pourra être qu'un flirt, une passade plus ou moins longue et sommeillante et que je t'attends, comme tu m'attends, de l'autre côté du Chronomètre.


Lettre écrite à l'hôpital Cochin avant une nouvelle opération de l'astragale, le 25 janvier 1967. Albertine est morte à 29 ans le 11 juillet 67. Mireille était en Provence et se jeta d'un train un mois plus tard.

mardi 12 juin 2012

Petite bibliothèque "M" (12)

Mireille Sorgue

C'est une vieille histoire

L'épouse antique au retour de l'époux
le conduit sur la pourpre
et le tue dans son bain
avec ses propres armes.      Exsangue
il gît sur le seuil du palais retrouvé.
    Tu ressembles à ce mort.

(Extrait de L'Amant. C'est un des derniers
poèmes de Mireille).

lundi 11 juin 2012

Petite bibliothèque "M" (11)


L'amour assouvi

Poème sumérien


(Elle)
Mon bien aimé est venu
Il a pris avec moi son plaisir; il s'est uni à moi
Le frère me fait entrer dans sa maison :
Il m'a allongée sur un lit de miel
Mon précieux, mon seul chéri, couché près de mon coeur
L'un par l'autre, "faisant les langues", l'un par l'autre
Mon frère au beau visage fit ainsi cinquante fois
Il arrive comme un homme silencieux
Avec un séisme il a imposé le silence,
Mon frère avec une main posée sur sa taille
Mon précieux, le doux, le temps passe !

(Lui)
Libère-moi, ma soeur, libère-moi !
Viens, ma soeur bien aimée, allons à la maison
Deviens une petite fille aux yeux de mon père !

(Véronique Grandpierre, Sexe et amour à Babylone,
Folio histoire, 2012)